Genius Loci, ou voir les yeux fermés
- Alice Bénar
- 3 juil.
- 2 min de lecture
J’ai reçu une invitation pour apprendre à voir avec mon corps. Mes yeux, ici, me sont utiles pour reconnaitre l’autre et me mettre en contact avec lui. Pour me repérer dans l’espace, ils ne constituent plus ma seule référence. Cependant, je les garde ouverts, vivants. Comme des fenêtres, ils laissent entrer et sortir la lumière. Ils peuvent m’aider à ressentir ce qui se passe chez l’autre et communiquer aux autres ce qui vit dedans moi : la joie, le jeu, l’envie ou la non-envie, l’
absence, l’hésitation, l’agacement, la surprise, le plaisir.
Pour voir ailleurs, derrière, sur les côtés, ce qui est loin ici ou même plus loin que les murs de la pièce, pour ne pas tomber, ne pas heurter quelqu’un ou quelque chose lorsque je danse, ce sont des portes qu’il m’est donné d’ouvrir. Mon corps en est recouvert.
Mes mains voient, mes coudes voient, mes bras, mon coeur, ma nuque, mon dos voit, mon crâne.
Tout voit. Mon corps est un grand oeil ouvert sur le monde.
Je me sens forte, je n’ai plus peur, je trouve mon équilibre en mouvement, parmi les autres et avec eux. Je peux courir, sauter, marcher en arrière, tourner. Tout m’est permis car, je peux aller là où je veux sans risque. Je vois tout. Même les yeux fermés. Je vois tout et les autres me voient, je n’ai pas peur.
Nos corps-oeil prennent des milliers d’instantanés.
A chaque fois c’est comme un faisceau qui s’accroche à l’autre ou à l’objet vu, un fil lumineux ou un filet d’eau, selon l’imaginaire et la sensibilité de chacun. Ainsi nous tissons une toile singulière, lumino-aquatique, on invente l’espace en tableau et on joue avec les images. On crée des formes, des dessins comme à la craie, invisibles mais perceptibles. On joue.
C’est le maître mot ici, car avoir un corps-oeil invite obligatoirement à la liberté.
Alors on joue ! On fait ce que l’on veut et tempis si on passe pour des fous, le monde est à nous et on ne fait rien de mal. On ne fait que pousser des portes pour continuer à avancer, pour aller plus loin, jusqu’à la limite qu’on ne pourra pas franchir. On envisage les obstacles avec nos sens. On ne reconnait plus ce que l’oeil et le cerveau humain connaissent. On est ailleurs, dans un autre monde, comme un nouveau né, on découvre. Alors l’obstacle devient un pont, un véhicule, une cabane, un lit, une montagne, on invente et c’est beau.
Voir avec les yeux fermés c’est finalement une invitation à voir mieux.
Voir avec les yeux fermés c’est se permettre une poésie du corps.
Voir avec les yeux fermés c’est la promesse d’un grand voyage à domicile.

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